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En ce seizième jour du mois d’août, à trois
heures cinq de l’après-midi, sortant du lycée
où j’étais allé suivre un cours de vacances
pour cancres en arithmétique, je vis un attroupement. A l’affût
de m’intéresser et de jouir de la vie, de ma vie qui
venait de commencer, je m’approchai. C’était un
blond camelot aux fines moustaches qui devant sa table pliante démontrait
avec feu les mérites de son détacheur universel.
Oh comme j’étais heureux d’écouter ce séducteur,
de rire avec les badauds, de ma réjouir à chaque plaisanterie
du cher camelot avec mes voisins, de communier. Oh comme il parlait
bien et combien cela était plaisant au petit étranger
débarqué à cinq ans de son île grecque
et qui le parlait encore si mal.
Extasié, physiquement charmé, j’écoutais
l’enchanteur, je le contemplais avec foi, une foi de petit chien,
je croyais en lui et je l’aimais. Ainsi étais-je, petit
crétin aux boucles noires, aux longs cils recourbés.
Quand avec son bâton miracle, le magicien faisait disparaître
une tâche, je regardais de nouveaux mes voisins pour m’assurer
qu’ils appréciaient, pour être en union d’émerveillement.
J’avais trois francs dans ma poche, cadeau de ma mère
en ce jour d’anniversaire, et je décidai d’en consacrer
la moitié à l’achat de trois bâtons de détacheur.
Ainsi le camelot m’estimerait et je pourrais rester longtemps
à l’écouter, du droit d’un client sérieux.
Et puis Maman serait si contente ! Le cœur battant, tout ému
de l’important achat qui allait me valoir la considération
des badauds et l’amitié du camelot, je mis la main dans
la poche de mon costume marin pour en sortir la grande somme, et j’aspirai
largement pour avoir le courage de m’avancer et de réclamer
les trois bâtons. Mais alors, rencontrant mon sourire tendre
de dix ans, sourire d’amour, le camelot s’arrêta
de discourir et de frotter, scruta silencieusement mon visage, sourit
à son tour, et j’eus peur. Son sourire venait de découvrir
deux longues canines et un paquet de sang afflua sous ma poitrine.
Toi, tu es un youpin, hein ? me dit le blond camelot. Tu manges pas
du cochon, hein, je vois ça à ta gueule. Tu es encore
un français à la manque, hein ? Tu viens manger le pain
des français, hein ? Messieurs dames, je vous présente
un copain à Dreyfus, un petit youtre pur sang, garanti de la
confrérie du sécateur, raccourci où il faut,
je les reconnais du premier coup moi, eh ben nous on aime pas les
juifs par ici, c’est tous des salauds, des sangsues du pauvre
monde. Tu peux filer, on t’a assez vu, tu es pas chez toi ici,
tu n’as rien à faire chez nous, va un peu voir à
Jérusalem si j’y suis.
Ainsi me dit le camelot dont je m’étais approché
avec foi et tendresse en ce jour de mes dix ans. Je fis un regard
suppliant à mon bourreau qui me déshonorait, j’essayai
de fabriquer un sourire pour l’apitoyer, un pauvre sourire d’immédiate
réaction apeurée et que je tentai ensuite de transformer
et de faire plaisantin et complice.
Un
espoir fou d’enfant sans défense et tout seul. Mais mon
bourreau fut impitoyable, je revois son doigt tendu qui m’ordonnait
de filer tandis que les badauds s’écartaient avec des
rires approbateurs, pour laisser passer le petit lépreux expulsé.
Et je suis parti, éternelle minorité, banni de la famille
humaine sous les rires de la majorité satisfaite. Je suis parti,
gardant mon sourire, affreux sourire tremblé, sourire de la
honte. Mais au tournant de la rue, j’ai déposé
le sourire et un regard méfiant m’est venu, de bête
malade, et j’ai rasé les murs en ma dixième année,
en ce dixième anniversaire de ma naissance.
Il errait le petit enfant, il ne comprenait pas. Que vous avait-il
fait, vous qui l’avez chassé ? Que vous avait fait cet
innocent, ce petit émerveillé, que vous avait-il fait
pour que vous lui donniez en guise de joyeux anniversaire cette haineuse
rigolade ? Chassé, j’errais, honni et honteux et plus
seul qu’une épingle. Brusquement, je décidais
d’aller à la gare pour prendre un train et partir, disparaître.
Arrivé à la gare, je me ravisai et je m’assis
dans un coin noir pour pleurer à mon aise. Oui, un cabinet
payant de gare, un refuge de deux sous contre la méchanceté.
Ridiculement assis sur le ciment froid, les épaules contre
le siège du cabinet, je ne comprenais pas, me sentant criminel
d’être né. J’avais mal au milieu de ma poitrine
et je détestais Dieu. Pourquoi cette méchanceté
de faire les juifs méchants. Oh, personne ne m’aimerait
plus dans ma vie.
Soyez gentils, soyez gentils, balbutiais-je à plusieurs reprises,
devant la cuvette, regardant au fond de la faïence sordide, y
contemplant mon destin, le mystère de mon infamie. Ce petit,
possédé d’un fou béguin sacré pour
la France, le camelot l’avait à jamais maudit d’étrangeté,
l’avait à jamais envoyé dans un invisible camp
de concentration, un camp miniature, je sais, un camp de l’âme
seulement.
Albert
Cohen, « Ô vous, Frères humains ».